L’absente en ré mineur

“Softly, in the dusk, a woman is singing to me;
Taking me back down the vista of years, till I see
A child sitting under the piano, in the boom of the tingling strings
And pressing the small, poised feet of a mother who smiles as she sings.”  D.H Lawrence, Piano (1, 1-4)

« Ben, Ben, réveille-toi…réveille-toi ». Emilie chantait doucement dans l’oreille de Ben, une main posée sur son ventre. Ben se retourna en grognant. C’était le milieu de la nuit, une nuit d’été moite et sans lune. Emilie venait de rentrer de sa tournée au Canada. Son avion avait eu du retard, Ben ne l’avait pas attendue et dormait. « Réveille-toi, réveille-toi…mon Ben…il y a quelque chose d’important.. », continuait Emilie. A cet instant, Ben ouvrit les yeux. Dehors, un orage sans pluie traversait le ciel de sillons bleutés. Tout à coup la pluie se mit à tomber. Ben se mit à sangloter comme un enfant. Emilie regarda Ben sans comprendre.

 

Les jours suivants les soirs d’orages, des flaques grises se formaient au bord des routes. Enfant, Ben aimait particulièrement ces matins-là. Il sortait de sa maison du New Jersey au petit matin. Ses pas s’imprimaient dans l’herbe humide. Une brume tiède montait doucement du sol. Arrivé sur le trottoir,  Ben franchissait d’un saut léger les mers sombres, déposait de frêles bateaux en bois sur les plus profondes et noyait furtivement quelques bêtes à bon dieu.  Au croisement, la maison disparaissait tout à coup. « Magique » s’écriait alors Ben, devenu invisible, en sautant à pieds joints au creux de la flaque la plus proche. Il trempait ensuite ses deux mains, doigts écartés, dans l’eau tombée du ciel, se souvenant des nuages violets traversés d’éclairs de la veille et levait les yeux vers le ciel apaisé en riant.

 

Ben avait toujours préféré les jours de pluie aux belles journées ensoleillées où sa mère le poussait dehors d’une main ferme.

-« Va jouer, Ben, met un marque page et va prendre l’air…tu finiras ton livre plus tard »

Les jours de pluie, Ben, niché au creux du canapé, était autorisé à lire avec pour seule interruption incontournable les repas familiaux et pour seules perturbations les cavalcades de ses trois frères Tom, Vic et Hector et de sa sœur Elisa trépignant de ne pouvoir aller jouer dehors.  Quand le bruit devenait insupportable, Ben fermait les yeux. Le bruit était maintenant dans son livre, les  pirates attaquaient le bateau et couraient en criant sur le pont. Le pont craquait. Le courageux capitaine dissimulait la jeune passagère terrorisée sous une voile et sautait au milieu des pirates en entraînant ses hommes. Le vacarme était épouvantable. Un hurlement tout à coup :

-« A table, les enfants, à table... »

Ben agrippait son livre.  

-« Non, non, cinq minutes, juste cinq minutes, je finis juste ma page… »

Au deuxième appel, Ben posait son livre dans un soupir et rejoignait la tablée familiale, résigné.

 

Dans la famille de Ben les repas étaient interminables, catholiques et sans restes dans les assiettes. Ben finissait son assiette en silence, la fourchette la main droite, l’autre main caressant les pages d’un livre imaginaire. Au milieu de ses frères et sœurs, la solitude de Ben était immense et improbable. Il avait développé au fil des années cette capacité à absorber les bruits autour de lui, à les faire pénétrer dans les mondes de ses livres, comme un bruit extérieur devenant tout à coup partie d’un rêve.

 

« Ben, Ben, réveille toi, réveille-toi, il y a quelque chose d’important… ». 20 ans avant la voix de sa compagne Emilie, c’est la petite voix de sa sœur Elisa qui l’avait appelé au milieu d’une nuit dégoulinante de pluie. Elisa avait vu partir ses parents depuis la fenêtre de sa chambre, son père soutenant sa mère dans la nuit, la portant dans la voiture sous cette pluie d’encre.

« Ben, Ben, j’ai peur, on est tout seuls ». Ben avait pris Elisa par la main et était allé vérifier. Le lit vide, les draps froissés, déjà froids. Il était descendu. Son père avait laissé la porte ouverte, la pluie battante entrait dans la maison, par rafales.  Ben poussa la porte, puis regarda Elisa, désemparé, le ventre serré.  Ils attendirent blottis l’un contre l’autre assis près de la flaque qui s’était formée devant la porte. Leurs trois frères dormaient paisiblement. Ben avait 7 ans, Elisa en avait 5. Des années plus tard, lorsque Ben pensait à Elisa, il revoyait la tête fragile de sa petite sœur posée contre son épaule, levant vers lui des yeux violets d’inquiétude. Au petit matin, leur père rentra, seul, pâle et défait. Il les prit dans ses bras, éclata en sanglots. «  Mes petits enfants, mes petits enfants…Maria…». Ben le regardait, interrogateur. Elisa pleurait déjà.

 

La disparition brutale de sa femme était l’événement auquel le père de Ben était le moins préparé. Pendant plusieurs semaines, la maison fut sans dessus dessous, pleine d’enfants éparpillés en pyjamas, de lits défaits, de biberons sales, de nez qui coulent et de pleurs sans fins. Le père de Ben errait d’un enfant à l’autre, les serrant dans ses bras en pleurant, dormant avec eux, ne sortant plus.  Au bout d’un mois, la grand-mère de Ben décida de reprendre les choses en main et vint s’installer dans la maison endeuillée. Le père de Ben retourna à l’université de Princeton où il enseignait l’histoire de l’art. Il disparaissait de longues journées, fuyant les petits visages marbrés d’absence où se reflétait son malheur. Le quotidien et les petites routines de la famille ne changèrent pourtant guère, sous l’œil vigilant de la grand-mère de Ben.  Ben, Elisa, et leurs petits frères Tom et Vic prenaient le bus à la même heure, jusqu’à la même école en briques brunes tandis que les journées du bébé Hector étaient rythmées par les biberons et les siestes.

Puis les saisons s’enchaînèrent avec la brutalité propre au New Jersey. Le piano où la mère de Ben aimait parfois s’accompagner pour chanter des chansons de Billy Holiday restait fermé. Le père de Ben cessa d’aller à l’église, malgré les efforts de son voisin pasteur. Ben et Elisa s’accrochèrent l’un à l’autre, complices dans leur malheur partagé. Ben se replongea dans ses livres.

 

A partir de la mort de sa mère, Ben imagina mille histoires. Des histoires gaies où sa mère revenait un soir d’un voyage mystérieux, des histoires incroyables où sa mère revivait grâce à une potion magique que lui, Ben, allait chercher après un périple lointain, des histoires dramatiques où il se retrouvait seul avec ses frères et Elisa, sur une île déserte. A cette époque, Ben décida qu’il serait écrivain et que ses personnages feraient des voyages lointains.

Ben rêvait parfois de sa mère, mais son visage s’estompait doucement. Ben s’effrayait de cet effacement, pressentant comme une seconde mort, lente et inéluctable. Alors Ben regardait longuement la photo du salon, sa mère avec  Elisa bébé sur ces genoux et lui tout petit garçon; le visage de sa mère n’était plus vraiment celui de son souvenir, trop jeune, trop doux, mais Ben, les yeux écarquillés, s’employait à graver dans sa mémoire cette image.

 

Ben regardait ses frères et sœurs grandir, légers et insouciants. Avec le temps, l’absence devenait impalpable. Elle se dissimulait entre les pages d’un livre, fleur séchée récoltée lors d’un printemps reculé, dans les grains de poussière sous le piano, tels des notes de musique oubliées, dans le parfum d’une robe reléguée au fond du coffre à déguisements.

 

Debout devant la photo du salon, Ben, dans une respiration profonde, sentait en lui se former une fissure où s’engouffrait son passé, une lézarde douloureuse sous ses pas, traçant un futur incertain.

 

Un soir, plusieurs mois après la mort de sa mère, au retour de l’école, Elisa entraîna Ben au grenier où le tourne disques avait été relégué. La petite sœur de Ben avait retrouvé dans un carton les disques de sa mère. De vieux 33 tours aux pochettes usées. Leur mère avait écrit, sur chaque disque, dans le coin en haut à gauche, « Maria ».  Les yeux brillants, Elisa mit un disque. Dans un craquement, la voix de Billy Holiday réveilla tout à coup la maison privée de musique. Des pas dans l’escalier. Tom et Vic vinrent s’asseoir à côté du tourne disque avec leurs aînés. Depuis ce jour, Elisa reproduisit le rituel presque chaque soir : Billy Holiday, Ella Fitzgerald, des cantates de Bach, des Gospels et du blues, La Missa Solemnis de Beethoven, la flûte enchantée… Au bout de quelques mois, Ben, Elisa, Tom et Vic connaissaient par cœur les mélodies et les paroles des musiques jouées et rejouées. Elisa se mit tout à coup à chanter sans cesse, d’une voix profonde et précise, aux vibrations surprenantes.  Tom et Vic chantaient en duo des extraits de la flûte enchantée. Ben sentait en lui des mélodies et des rythmes s’imprimer, des harmonies jaillir. Il commença à caresser les touches du piano et à accompagner Elisa. Seul le père de Ben ne semblait s’apercevoir de rien, jusqu’au jour ou le professeur de musique de l’école demanda à le rencontrer. Le soir de son entrevue, le père de Ben rentra à la maison et s’enferma dans son bureau devant une photo de Maria. Le lendemain, il fit accorder le piano et recruta un professeur de piano et un professeur de chant.

 

La maison se remplit de musiques, de vocalises et de chansons. La voix d’Elisa se fit remarquer lors de la fête de l’école, puis lors d’une représentation de la chorale du village, et enfin dans un concours organisé par l’état du New Jersey qu’Elisa gagna haut la main en interprétant une cantate de Bach accompagnée par Ben au piano. La professeur de chant recrutée par le père de Ben, une chanteuse d’opéra à la retraite, émerveillée par le talent de sa jeune élève, s’employa à ouvrir son répertoire et à l’entraîner dans des voyages vocaux nouveaux et inattendus. Elisa suivait docilement, emportée par sa voix en quête d’aventures. Ben explora le piano avec brio à l’aide de son professeur, un jeune homme timide passionné de Beethoven et de Rainer Maria Rilke. Du classique au jazz, rien ne résistait aux mains passionnées de Ben. Il semblait parfois à Ben que toutes les musiques étaient en lui, note après note, et il appris à se passer totalement de partition.  Son professeur s’asseyait dans un coin du salon et le laissait jouer, charmé. Tom et Vic aimaient de plus en plus chanter ensemble, des chansons drôles qu’ils inventaient et chantaient d’un air coquin après la messe du dimanche. Même les gazouillements d’Hector ressemblaient à des vocalises. Le père de Ben, amateur éclairé de musique et médiocre violoniste, découvrait avec stupeur les talents musicaux qui semblaient s’épanouir dans chacun des petits êtres qui l’entouraient, éveillant en lui le souvenir de sa femme disparue.

Sa rencontre avec Maria était enfouie dans le lointain de sa mémoire. Maria chantait les week-ends dans un restaurant de Brooklyn, accompagnée par son frère. A l’époque, tout était musique chez Maria, ses projets, ses rêves, sa voix même quand elle ne chantait pas. S’il l’avait chérie au départ pour cela, il l’avait tendrement amenée à fonder une famille et les musiques qui résonnaient en elle s’étaient doucement endormies, cantonnées aux soirs de Noël et aux repas d’anniversaires.

Et voilà que la musique, comme un torrent contenu et caché,  jaillissait de l’absence, résonnait dans les chambres et les couloirs, s’échappait de la maison jusque dans la rue, faisant tourner la tête aux passants.

 

Le père de Ben avait d’autres projets pour ses enfants, mais il se laissa petit à petit entraîner par les talents musicaux de sa famille polyphonique. Ben et Elisa furent admis dans la section musicale de la prestigieuse académie Juilliard à New York. Ils rentraient les week-ends dans le New Jersey, débordants de musiques et de nouveaux sons à partager. La voix d’Elisa commençait à se faire entendre. « Une voix de Soprane aux accents profonds et chaleureux,  inattendue chez une chanteuse aussi jeune, une voix dont les défauts font ressortir la perfection » écrivit un critique du New York Times après un récital organisée par Julliard.  

Ben poursuivait sa formation en piano et avait décidé de se lancer dans la composition, tout en continuant à accompagner fidèlement Elisa.  

Elisa multipliait les engagements, les concerts et les récitals, entraînant Ben dans son sillage. Elle chanta les cantates de Bach à Boston, l’Absence de Berlioz aux chorégies de Montréal, des extraits d’Opéra de Mozart et de Verdi dans le cadre du festival de Philadelphie.  

 

C’est à Philadelphie que Ben rencontra pour la première fois Emilie. Emilie était danseuse et dirigeait une troupe de danse moderne qui se produisait dans le cadre du festival. Elle avait des allures de garçon manqué, un corps flexible et menu, et un rire tonitruant. Après le spectacle, les artistes furent invités à une fête. Elisa était entourée et félicitée. Ben, en retrait dans un coin, relisait le programme de la soirée pour la troisième fois quand Emilie l’aborda : « Alors, le musicien de l’ombre, on s’ennuie ? ». Ben sourit et regarda Emilie de tous ses yeux noirs. Elle était vêtue d’un ensemble en cuir noir et exhibait un tatouage étrange sur l’épaule gauche.

-« Je croyais que toutes les danseuses portaient un tutu rose, d’où sortez vous, Miss… ? » lui lança Ben.

-« Emilie, je suis Emilie… c’est pour échapper au tutu rose que j’ai abandonné la danse classique… »

Emilie sortit une cigarette.

-« Je sais que vous êtes Ben, l’accompagnateur…»

Emilie alluma sa cigarette.

-« Avec un grand A »

Ben la regarda sans comprendre.

-« L’accompagnateur avec un grand A » répéta Emilie en riant.

 

Deux ans plus tard, au cours de l’une de leurs disputes au sujet de la carrière de Ben, Emilie dirait à Ben :

-« Dans accompagnateur, il y a Con… ».

 

Mais ce soir là, Ben l’accompagnateur et Emilie la danseuse de noir vêtue, devinrent amis, puis amants. Au cours de la même soirée, Elisa rencontra Stephen, de l’agence Talents, qui lui proposa de devenir son agent exclusif.

Ces deux rencontres marquèrent le début d’une nouvelle vie pour Ben. Elisa et lui se mirent à voyager à travers les Etats-Unis pour des concerts et récitals, sautant d’un avion à l’autre, d’une prestigieuse salle de concert à une modeste salle municipale, d’un hôtel avec mini-bar à un motel décrépi… S’il n’accompagnait pas Elisa, Ben rejoignait Emilie en tournée avec sa troupe, en résidence dans de grandes Villes où elle restait parfois plusieurs semaines. Ben vivait entre de modestes hôtels, le deux pièces d’Emilie à Brooklyn, et sa chambre d’enfant dans le New Jersey, bruissante de livres et de souvenirs. La musique l’avait éloigné de ses livres et de ses projets d’écriture. Il raconta un jour à Emilie qu’il aurait voulu devenir écrivain. Elle lui répondit en haussant les épaules qu’elle ne voyait pas ce qui l’en empêchait. « La musique » répondit Ben. Emilie le regarda en lui disant : « Soit honnête, ce n’est pas la musique, c’est la voix d’Elisa».

 

La voix d’Elisa était une étoile montante, et Elisa et Ben donnèrent leur premier vrai concert à New York, dans une modeste salle dans l’upper West End, que Stephen avait réussi à remplir de critiques musicaux. Le concert fut un succès retentissant. Elisa avait ajouté à son répertoire classique de musiques baroques et d’opéra plusieurs chansons de Billy Holiday et des extraits de comédies musicales. Le frère et la soeur avaient minutieusement  préparé le concert pendant plusieurs semaines. Les mains de Ben épousaient la voix d’Elisa dans une harmonie parfaite, anticipant les silences, les respirations, masquant les infimes décalages et imperfections. Quand il accompagnait Elisa, Ben avait l’impression que la voix magique de sa sœur sortait de sa propre poitrine ; il respirait avec Elisa, fermait les yeux avec elle, remuait les lèvres en silence et finissait parfois un morceau essoufflé comme s’il l’avait lui-même chanté.

Le père de Ben et d’Elisa et leurs 3 frères étaient assis au premier rang. Hector venait d’intégrer l’académie Juilliard et sa voix s’annonçait prometteuse. Les jumeaux étaient tous deux rentrés à Princeton pour étudier l’histoire et faisaient partie de la chorale de l’université. Emilie, en tournée au Canada depuis trois semaines, n’avait pu assister au concert. Le lendemain du concert, elle acheta le New York Times, où elle découvrit, en troisième page, une critique flamboyante du concert avec une photo d’Elisa en gros plan. Dans un coin obscur de la photo, Emilie crut reconnaître les contours de la silhouette de Ben, assis devant le piano à queue. Le critique ne mentionnait jamais Ben.

-« Quelle importance, lui dit Ben, quand Emilie l’appela, un bon accompagnateur doit s’effacer devant la voix, être à son service… ».

Emilie rentrait le soir même à New York. Ce même matin, avant de quitter son hôtel dans le centre ville de Vancouver, Emilie alla acheter un test de grossesse et découvrit ce dont elle se doutait depuis quelques jours. Elle était enceinte. Un frisson la parcourut, elle pensa à Ben, à la danse, aux tournées…Avant de prendre un taxi pour l’aéroport, elle se promena dans Stanley Park et s’arrêta dans un square pour regarder des enfants jouer au soleil…. Cet après-midi là, elle décida qu’avoir un bébé avec Ben était une bonne nouvelle. Elle dormit dans l’avion du retour, d’un sommeil paisible, une main posée sur son ventre plat qui dissimulait les grands changements à venir.

Mais cette nuit là, Emilie n’annonça pas à Ben qu’elle attendait son enfant ; Elle resta assisse en silence devant Ben qu’elle venait de réveiller et qui pleurait comme un enfant, secoué par le souvenir de cette nuit d’orage où lui et Elisa avait attendu, inquiets, le retour de ses parents jusqu’au matin, cette nuit où le père de Ben était revenu seul. Peu de temps après le concert de New York, un producteur parisien proposa à Elisa une tournée de 6 mois en Europe. Elisa demanda à Ben de l’accompagner. Ben accepta sans hésiter. Lorsqu’il l’annonça à Emilie, elle hocha la tête tristement et le laissa partir, gardant son secret au creux d’elle-même.

 

Elisa et Ben visitèrent Rome, Paris, Londres, Vienne, Munich et Barcelone. Depuis chaque ville, Ben prit l’habitude d’envoyer une carte postale à Emilie, mais il ne reçu aucune nouvelle en retour. Elisa et Ben enregistrèrent un premier disque avec Harmonia qui fut bien accueillit par la critique. Elisa tomba amoureuse de Paris et d’un metteur en scène d’opéra qui lui offrit le rôle de Papagena dans une mise en scène avant-gardiste de La Flûte Enchantée. Elle s’installa à dans un petit appartement rue de Buci. Ben décida de continuer son voyage musical seul et postula comme pianiste l’orchestre de Sydney. Il fut sélectionné et s’installa en Australie. Ben suivait de loin en loin les productions d’Emilie à travers des critiques qu’il découpait soigneusement. La dernière création d’Emilie, « l’Enfant », était considérée comme la plus aboutie. Emilie n’avait jamais répondu ni à ses cartes ni à ses messages. Les dernières lettres envoyées lui avaient été retournées. Ben se lança dans l’écriture d’un opéra, « L’absente », en hommage à sa mère. Il réussi à intéresser un metteur en scène en résidence à l’Opéra de Sydney et à trouver des subventions pour monter son projet. Deux ans après son arrivée en Australie, Ben présentait « L’Absente » dans le cadre du festival international de Sydney. Il avait invité sa famille au spectacle. Seul Hector, qui débutait une carrière de ténor, avait pu assister à la première. Hector resta quelques jours à Sydney avec son frère qu’il n’avait pas revu depuis trois ans. Un soir, alors que Ben et Hector dînaient ensemble dans un restaurant au bord de la mer, Hector demanda à Ben pourquoi il avait quitté Emilie.

-« On a jamais vraiment compris, rajouta Hector, surtout avec Maria »

-« Maria ? » Ben regarda Hector d’un air surpris.

Hector annonça à Ben qu’il avait une petite fille de 3 ans, qu’Emilie avait nommée Maria. Ben se souvint tout à coup de cette nuit où Emilie voulait lui annoncer une nouvelle. Il se sentit tour à tour très malheureux, puis furieux contre Emilie, contre le temps passé, trois ans d’une vie qui lui avait échappée.

Hector lui parla longuement de Maria. Elle était la joie de son grand-père et de ses oncles, à qui Emilie confiait Maria lorsque sa troupe partait en tournée. Elle avait une voix magique et commençait à déchiffrer les notes avant même de savoir lire. Ben, lentement, en écoutant Hector, se laissa devenir papa et envahir par une vague de bonheur mystérieuse et brutale.

Ben prit le premier avion pour New York. Emilie s’était installée avec sa fille dans une maison à Brooklyn. Lorsqu’il descendit du taxi, Ben aperçut, devant une maison bleue, une toute petite fille brune qui sautait à pieds joints dans une flaque d’eau en chantant à tue tête. Ben ferma les yeux pour écouter cette voix venue d’ailleurs et pourtant familière. Il lui semblait tout à coup entendre dans cette voix les voix de son passé, la douce voix de sa mère, les vibrations de la voix d’Elisa, les voix de ses frères enfants. Et dans cette voix claire et cristalline il devinait aussi une promesse, celle des voix à venir, des voix qui montaient vers le ciel, des voix encore silencieuses. Ben, en écoutant cette voix, sut qu’il était arrivé à destination.

Brigitte Bellan