TU

Tu attends sans impatience que la nuit enveloppe la maison. Souffle les bougies. Diffuse un silence épais qui amortit les bruits. Tu sais le moment propice. Tu glisses hors de ton lit. Il craque à peine. Pieds nus sur le parquet. Tu ouvres doucement la porte de ta chambre. Avances le pied droit sur le dallage du couloir. Le contact est froid mais tu préfères sentir chaque dalle sous tes pieds nus. Surtout éviter la dalle descellée qui tinte sous les pas. Tu passes devant la porte ouverte de la chambre de tes parents. Le tissu de ton pyjama frotte au niveau des genoux. Ce frottement te paraît assourdissant. Tu tends l’oreille. Le souffle régulier de ta mère. Le ronflement léger de ton père. Tu prends ta respiration. Tu traverses, en apnée, en regardant droit devant toi. Résister à la tentation de plonger les yeux dans la chambre obscure de tes parents. Comme si ton regard en pénétrant dans la chambre sombre risquait de créer une brise légère qui viendrait caresser leurs visages, les alerter. Les réveiller, peut-être. Une fois la chambre dépassée tu t’arrêtes. Respires. Et reprends ton chemin, prudemment, mais du pas léger de celui qui a franchit avec succès la première épreuve.

Tu atteins le haut des marches à tâtons. L’escalier est plongé dans l’obscurité. Tu agrippes la rampe lisse. Tu descends lentement en comptant chaque marche. 39° marche. Premier palier. Virage a 180°. Encore 19 marches sous tes pieds et te voilà en bas. Terre ferme… et plate. Tu passes très vite devant le lourd pétrin sombre. Tu sais pourtant depuis longtemps qu’il ne contient que de grosses bûches pour le poêle de l’entrée. Tu arrives devant la porte fenêtre. Le jardin est éclairée par une lune pâle. Tu as laissé tes bottes devant la fenêtre. Tu les enfiles. Sans chaussettes. Le contact de tes pieds nus dans les bottes froides te fais frissonner. Promesse d’aventures. Tu attrapes ta veste. L’enfiles. Demeures un instant devant la porte fenêtre. Tu t’apprêtes à franchir la deuxième épreuve.  Tu saisis la poignée de la porte fenêtre d’une main décidée. Fermes les yeux, et doucement, tu pousses la poignée vers le sol. Tu serres les dents. Le taquet de la porte émet un tout petit « cling ». Ta mâchoire se détend. Tu tires la porte fenêtre vers toi et lâches la poignée. Tu amortis son trajet de la main pour éviter le claquement sec qui accompagne son repositionnement à l’horizontale. La deuxième épreuve est passée.


Te voilà dehors. Tu lèves la tête. Le jardin frémit sous la lune et la brise légère. Il te semble que les grands arbres bruissants projettent des ombres chinoises dans le ciel. Tu perçois la silhouette invisible des montagnes tout autour. Tu te sens tout petit. Tu traverses la prairie dans les herbes hautes. Malgré les bottes, ton pyjama est mouillé aux genoux. Arrivé au milieu de la prairie, tu t’arrêtes. Tournes la tête vers les murs gris de la maison. Une nuit épaisse habite les fenêtres silencieuses. Tu remarques que la fenêtre de la chambre de tes parents est ouverte sur le jardin. Tu reprends ta marche. Un bruit furtif derrière toi. Tu suspends ton pas. Suspends ton souffle…. Rien. Le bruissement des arbres qui caresse le silence du jardin. Tu t’approches du grand cèdre. Tes pieds s’enfoncent dans le lierre enchevêtré qui tapisse ses racines. Une odeur de mousse et de résine semble s’éveiller sous ton pas. Tu te souviens, en frissonnant, du frottement de cette longue couleuvre dissimulée dans la fraîcheur du lierre, qui avait jailli devant toi un jour d’été. Te voilà au pied de l’arbre géant. A portée de la première branche. La troisième épreuve se dresse devant toi. Escalader le cèdre centenaire, éclairé par la lune, sans bruit. Atteindre la cime, où sur une large fourche, t’attendent les trésors que tu as amassés : ton télescope, une couverture, « l’île Mystérieuse », une tablette de chocolat au lait. Et là, installé dans ton repère, dominant la nuit, tu régneras sur le monde des profondément endormis. Tu écouteras la nuit. La regarderas. Tu ne dormiras pas. Mais, lorsque la nuit, imperceptiblement, commencera à s’effilocher de jour, tu rejoindras, à pas feutrés et ensommeillés, ton lit d’enfant.

 

Brigitte Bellan