Snow Storm

C’était un matin vif et glacé. Elisa, emmitouflée, les yeux à demi fermés, marchait en sautillant jusqu’à la gare, en respirant à petites bouffées pour empêcher le froid d’envahir ses poumons. Les rayons du jour qui s’annonçait diluaient lentement la nuit bleutée.

Elle avait pris à contre-coeur le tout premier train pour New York, laissant sa petite famille endormie dans sa jolie maison Princetonienne. Son nouveau CEO Andrew organisait son premier staff meeting, avec petit déjeuner à 7.30 a.m et démarrage à 8 heures précise. Elisa avait prévu de revoir sa présentation dans le train, mais le balancement du train et la chaleur du wagon l’endormirent presque malgré elle…

Elisa se réveilla juste avant l’entrée en gare de Penn. Il faisait grand jour. Elsa traversa le quai et se laissa porter par la foule jusqu’à la sortie. Paolo était la, comme tout les matins, recroquevillé sur son espace de trottoir entre la 7ème avenue et la 33ème rue, entouré de ses dessins en trompe l’œil à la craie. Des immeubles vertigineux, des maisons cubiques, des formes géométriques en trois dimensions à  la craie bleue. Il dormait encore, le visage enfoui dans son duvet. Elle sortit un billet d’un dollar froissé sa poche et le glissa près du sac qui lui servait d’oreiller.

-« Bonjour Paolo, chuchota Elisa » avant de traverser la 7ème avenue.

New York étincelait sous le soleil glacé. Elle regretta de n’avoir pas pris ses lunettes de soleil et entrepris de remonter à grands pas Broadway. Les bruits de la ville s’amplifiaient de minute en minute. Elle bifurqua dans la 40ème rue et s’arrêta au kiosque de Bryant Park pour acheter un café au lait. La tasse en carton lui réchauffait les mains. A sept heure vingt cinq précises elle franchit l’entrée en marbre noir du 1178 Avenue des Americas et salua le portier Jean qui vérifiait son badge avec zèle jour après jour depuis trois années…

Dans les toilettes du huitième étage, Elisa échangea rapidement ses baskets pour de fines bottines en cuir noires, se recoiffa, soupira en regardant ses joues rougies par le froid. Elle sourit en pensant à Noah et Zoé qui devaient être au chaud dans le bus de l’école; elle espéra que son mari Tom n’avait pas oublié de mettre leurs bonnets et leurs gants. Elle haussa les épaules, pris son élan, et s’engouffra avec un sourire décidé dans la salle de la réunion sans fenêtres à sept heures vingt neuf précises…

-“Bonjour Andrew, salut les gars, comment allez vous ce matin ? Je me réjouis de cette première réunion d’équipe ! » Elisa Strauss, Managing Directeur de DoJo International, venait d’entrer en scène.

L’introduction d’Andrew s’étirait. Il partageait ce qu’il avait présenté comme une vision très personnelle de la performance et de nouveaux axes stratégiques pour la accélérer la croissance de DoJo. Marchés émergents, nouveaux verticaux, responsabilisations des équipes, restructuration, projects d'acquisition… Les bullets points se succèdaient, prévisibles et sans âme.

L’esprit d’Elisa vagabondait…. Sa main caressait son BlackBerry posé sur ses genoux. Elle brûlait d’envie de vérifier ses messages mais Richard avait indiqué que ses meetings était “sans PC, Tablettes, Téléphone…”. Richard s'attaquait maintenant au marché Asiatique. Elle pensa tout à coup à Yamamoto, son chef des ventes à Tokyo, dont la femme et la fille avaient disparues dans le Tsunami….. Sur la base de ses résultats, elle aurait dû le renvoyer depuis longtemps mais elle n’avait pas le coeur de le remplacer. Son coeur se serra.

-”Elisa, coucou, tu es avec nous? Tu peux nous donner les derniers chiffres de vente pour le Japon?”

Andrew la regardait, un peu surpris.

-“Bien Sûr….” et Elisa délivra un impeccable bouquet d’indicateurs de performance pour décrire la situation de l’entité Japonaise.

A deux heures précises, l’assistante d’Andrew interrompit la réunion, son manteau sur les épaules.

-“On annonce une tempête de neige imminente, je voulais m’assurer que vous étiez au courant, les ressources humaines autorisent les équipes à partir plus tôt, vous n’avez besoin de rien?”.

Andrew prit un air agacé.

-“On continue. D’accord? Cela pose-t’il un problème à quelqu’un?”

Elsa pensa à Zoé et Noah que l’école avait dû renvoyer en bus à la maison. Elle savait qu’elle pouvait compter sur Tom pour assurer et hocha la tête.

-« Pas de problème pour moi »

A 3 heures, Elsa s'extirpe furtivement de la salle de réunion sans fenêtres pour appeler Tom et vérifier le temps par la fenêtre du couloir.

La Ville était plongée dans une atmosphère étrange, ni jour ni nuit. Les hauts immeubles gris de l'avenue des Amériques se découpaient sur un ciel violet, étrangement proches et menaçants. Il neigeait déjà dans le New Jersey et l'école avait prudemment renvoyé les élèves à la maison. Elisa parla quelques instants au téléphone à Noah et Zoé et sourit à leur excitation devant les premiers flocons et aux promesses de bonhommes de neige et de batailles de boules de neiges avec les voisins emmitouflés.

-"Quand rentres-tu? Ça a l'air d'être du sérieux? Il n’y aura plus de trains bientôt. Il risque d'y avoir des coupures d'électricité.” S'inquiéta Tom.

-"Je suis coincée...vraiment désolée. J’peux pas partir...c'est le premier meeting d’Andrew...je me débrouillerai. Je t'appelle plus tard"

 

A 4 heures, Richard leva le meeting. Il neigeait à gros flocons et New York scintillait sous 10 inches de neige épaisse. Elisa se mit en quête de trouver un taxi pour rejoindre la gare. Quelques taxis passèrent sans s’arrêter. Elle abandonna rapidement tout espoir de héler une voiture, remit ses chaussures de marche, et commença à descendre les 10 blocs qui  la séparaient de de Penn  Station.

Elisa avançait péniblement. Elle s'enfonçait dans la neige jusqu'aux chevilles. Ses pieds étaient glacés. Quelques voitures plein phares glissaient doucement le long de la 6eme. De rares piétons, emmitouflés, les yeux fixés sur le sol, croisaient son chemin. Elle s'arrêta sous un porche pour appeler Tom. Le téléphone de la maison était en dérangement et elle tomba sur la boîte vocale du mobile de son mari. Elle le texta. Ses doigts étaient glacés et elle écrivit. "Je suis en rouge" Elle sourit. Se tapa les mains pour les réchauffer et se remit en route. La ville était déserte. La neige redoublait, tombant par rafales drues qui l'aveuglaient et accrochaient des cristaux de neige à ses cils.

 

Quarante minutes plus tard, Madison Square Garden et Penn Station étaient en vue. Elisa, glacée mais soulagée, s'approcha de l'escalier familier...

" Madame Elisa ?" lui marmonna une forme noire blottie dans un coin de l'escalier.

Elisa sursauta, "Paolo, c'est toi? Il faut te mettre au chaud. Rentre dans la gare"

"Plus de trains… ils ont tout fermé, avec les grilles..."

"Quoi ? Non c'est pas possible..." Elisa frissonna et se sentit tout à coup épuisée et glacée jusqu'aux os. Elle s'assit sur une marche. Elle avait envie de dormir. Elle ferma les yeux.

"Faut pas rester la. Il fait trop froid" Paolo lui tapotait l'épaule doucement. Son haleine sentait la cigarette. Elisa lui jeta un air hagard...

"Madame Elisa, vous vous êtes endormie. Il faut se bouger!" Paolo la secouait avec insistance, et lui montrait un café éclairé de l'autre côté de la rue. Elisa se leva  à grande peine, ses jambes lui semblaient des des morceaux de bois. Paolo lui jeta sa couverture sur les épaules et lui fit traverser la route doucement. La route était vide, la ville désertée de ses bruits familiers. Le feu rouge projetait une clarté rosée sur la chaussée... Traverser au rouge la 5eme avenue  à 5 heures du soir... Un calme immense... une sirène au loin, se rapprochant. Un camion de pompier passa, et le bruit de sirène familier  lui sembla tout à coup diffèrent, brouillée par la neige.

 

Les néons du café projetaient des ombres blafardes sur le trottoir blanc.

 

Ils entrèrent dans le café “NJ transit diner”.La serveuse leur jeta un regard suspicieux mais les laissa s'installer. Un vieux clochard était assis à une table dans un coin   avec une pile de sacs. Il salua Paolo d'un petit geste de la main. Un couple de touristes chinois frigorifiés s'était également réfugié dans le café. Ils  parlaient bruyamment en étudiant un plan de New York. Paolo commanda deux cafés Américanos et des pancakes. Elisa essaya à nouveau d’appeler Tom sans succès.

 

"Le réseau mobile ne marche plus" lança la serveuse. "C'est toujours comme ça avec les tempêtes de neige"... "Il y un téléphone en bas si vous voulez"...

Elisa extirpa des quarters de son porte monnaie et descendit au sous sol. En passant devant le miroir son visage lui sembla différent. Ses joues étaient rouges flamboyants, ses yeux brillants et fiévreux et des mèches de cheveux blonds givrées encadraient son visage. Elle se lava longuement les mains sous l'eau chaude pour les réchauffer. La chaleur réveilla douloureusement ses doigts engourdis.

 

Elle essaya le téléphone de la maison maison...en dérangement. Le mobile de Tom allait directement sur le message enregistré par la petite voix de Noah. Le téléphone de la voisine Laura sonna dans  le vide avant de basculer sur une tonalité étrange.

 

Elisa rejoignit Paolo...à l'étage. Il dévorait une pile de pancakes aux myrtilles.

-“Je n'arrive à joindre personne" soupira-t'elle.

-"Moi je n'ai personne à appeler...pas de souci...que du plaisir" dit Paolo en enfournant la derrière pancake de sa pile avec gourmandise. Elisa sourit en regardant Paolo dans les yeux pour la première fois. Elle voyait Paolo tous les jours, allongé sur le trottoir devant Penn station. Elle se penchait vers lui, furtivement, pour son rituel d'un dollar quotidien,  leur yeux se croisaient à peine, lui les yeux baissés, fixes sur son trottoir où il dessinait à la craie des figurines. Elle réalisa avec effroi qu'elle ne l'avait jamais vraiment regardé. Pour la première fois elle remarqua ses yeux noirs charbons, ses longs cheveux bouclés grisonnants. Une douche, une coupe de cheveux, des vêtements frais et Paolo ressemblerait à n'importe quel commuter du matin. Elle remarqua qu'il avait au poignet une montre chère. Elle se demanda s’il l’avait volé, serra son sac sur ses genoux, et s’en voulut aussitôt pour cette pensée.


 

Paolo la regardait d'un air amusé.

-"C'est un peu bizarre non, vous, moi, New York, sous la neige...ca fait un peu "comédies des erreurs" non..."

Elsa le regarda, surprise... Il s'exprimait avec sophistication, avec une pointe d'accent Anglais et Italien. Elle se sentit tout à coup presque honteuse de leurs rencontres passées.

-"Vous venez d'où Paolo?" lui demanda t elle presque brutalement.

-"Manhattan, New York" Il éclata de rire en pointant son coin devant l'entrée de Penn.

-"Sérieusement?"

- “Sérieusement? ...J'ai l'opportunité chaque jours de rencontrer des milliers de New Yorkais par tous les temps. J'ai des horaires flexibles? Des vacances à volonté. Qui dit mieux?”

 

Paolo la regardait en souriant. Elisa, incrédule, secoua la tête.

 

La femme chinoise poussait de petits cris hystériques. Son mari essayait de calmer. La serveuse les regardait avec impatience.


Paola soupira et pris un air grave:
-”Avec mes dessins, je me fais entre 10 et 30 dollars par jour avec mes dessins. Je dors dans Penn station. Je me lave dans les toilettes de Penn. Je vis au jour le jour. Il y a les bons jours, des petits moments magiques, des rencontres surprises...et parfois de mauvais moments- l'indifférence complète ou l'attention incomplète....des agressions parfois.
Cela fait trois ans que j'habite à Penn station. Et j’en connais tous les recoins”


Elisa se souvenait vaguement  de la première  fois ou elle avait remarqué les immeubles à la craie noire et blanche sur trottoir...il y trois ans? ...puis d'un jour ou elle avait échangé quelques mots avec Paolo qui l'avait remerciée pour son dollar quotidien. Elle avait rougit. S'était senti coupable sans raison.

-"Et avant Penn?"
-"San Francisco, et Rome"
-"Vous...tu faisais quoi?"
-"A Rome, j'ai grandi, étudié le design et l'architecture....j'ai travaillé sur plusieurs projets .....et puis j'ai émigré à San Francisco il y a 20 ans ...le nouveau monde...j'ai fait ma vie la. Je me suis marié...ai créé un cabinet avec un associé, un autre Italien...je vivais à Marin county, à Tiburon..j'avais construit ma maison avec une vue sur la baie...je prenais le Ferry pour aller au bureau."
Paolo parlait doucement. Les yeux baissés, ses doigts traçaient des formes imaginaires sur la table comme s’il dessinait.
Il pris une respiration profonde:
-"Un jour, il y a cinq ans, sans raison, la maison que j'avais construite s'est écroulée...sur mon fils et ma femme. Il était tout près à partir à l'école. Elle était dans la cuisine. C'est le chauffeur du bus de l'école qui a donné l'alerte".
Il y eu un long silence. Elisa retenait son souffle les yeux brillants de larmes. Elle pensa à Tom, Noah et Zoe.
-"Le juge a établi que la maison avait un défaut de structure qui a causé l'écroulement.”

Paolo fit une pause, puis repris dans un chuchotement:

-”Les parents de ma femme ont porté plainte pour homicide involontaire. J'ai tout perdu. J’ai passé 2 ans en prison.”

Les mots de Paolo sortaient avec peine. Des mots enfouis, réduits au silence. Mais il continua à raconter, lentement, les souvenirs joyeux, les voyage en bateau à voile avec son fils, l'écroulement de sa vie sous le toit d’une maison surplombant la baie de San Francisco.  Elisa écoutait de tout son corps, la tête penchée vers Paolo, ses pieds glacés crispés. Paolo s'était tu. Elle n'osa pas poser d’autres questions. Elle avait envie de le prendre dans ses bras.

Le vieil homme s'était endormi doucement sur la table, la joue appuyée sur son bras. Le couple de Chinois était sorti en frissonnant dans la nuit blanche, leur plan de New York à la main.

La serveuse rangeait les verres dans un cliquetis impatient. Elle lança d’une voix forte “On ferme bientôt”. Elisa pris le bras de Paola doucement. “On y va”.

Brigitte Bellan


Elisa pensa à sa vie lisse et sans rupture…la vie familière qui s’étirait derrière elle…celle qui s’annonçait, demain, lorsque la neige serait dégagée, amoncelée sur les côtés, et que les infrastructures rassurantes de l’homme aurait repris le dessus. Elle retrouverait Tom et les jumeaux jouant dans la neige devant la maison, les yeux brillants et les joues rouges.

 

Elle frissonna en pensant aux prochaines heures. Un écart sur sa ligne de vie toute droite.  

Elle prit la main de Paolo. “Allons à l’hôtel”.
 

Brigitte Bellan